
Je voulais te dire que j'ai eu deux petits-enfants depuis ton départ: la fille de Leah Simcha est toute brune et ressemble à son père. Elle pose un regard inquisiteur très sérieux sur toute personne qu'elle rencontre. Le fils de Dana a une gueule de Besserglik, si je t'assure, mais avec les yeux bleus de sa mère.
Pendant un an je me suis inventée une histoire: tu es semi-inconsciente ou semi-consciente, je m'assoie à coté de toi et tu es toute contente d'écouter mes soucis, mes palabres. Tu me dis "ce n'est pas des choix faciles" et ton expression préférée, pratiquement incontournable, "faire des projets de vie". Dans cette histoire tu es là pour moi, comme tu l'as été très souvent. Tu ne bronches pas, tu m'écoutes. Quand tu ne fais plus très attention je te chante des chansons. Ce sont les chansons que je chantais à mes enfants quand ils étaient petits avant de s'endormir. Une des chansons parle de petits marins partis pécher la baleine avec une canne en or. Tu te rends compte? En or. Je crois que dans cette histoire, quelque chose a dérapé ...
Et puis un jour je me suis souvenue que l'on t'avait enterrée en décembre 2006. J'avais même fait un petit discours et j'avais posé une main sur ton cercueil. C'est curieux, quand je me suis souvenue que tu étais morte, je me suis souvenue aussi de la mort de papa et maman, comme si vous trois qui aviez été inséparables dans la vie l'étaient aussi dans la mort.

Quand Lucien, Genevieve et moi nous retrouvons ensemble, nous nous asseyons tous les trois autour de la table d'un café et nous parlons. Nous parlons de la maison à Chateauroux, des parents, de Preuilly, du bateau de papa. Genevieve, soudain, a plein de souvenirs d'enfance. Lucien parle de Neuvy Saint Sepulchre, de l'atelier rue Ledru Rollin, de l'ambiance des années 60 en France et aussi au 50 avenue de Verdun, plus précisément. Il semble que soudain, tout le monde se souvienne dans un flot tellement énergique et bruyant. C'est aussi parce que lorsque on est trois, on est pas trois. On est quatre. Tu en prends de la place pour quelqu'un qui ne commande pas de salade grecque ou de café noir. Tu en fais du bruit pour quelqu'un qui ne parle pas.
Quelque chose sur le visage de Lucien a changé. Ce n'est pas quelques rides en plus ou des taches de vieillesse. Je crois que tu lui manques à un degré qui n'est pas descriptible. Il a tellement de chance, Lucien, d'avoir grandi près de toi, sous ton ombre et sous ton aile. C'est lui le véritable dépositaire de ton enfance et adolescence.
Moi je serais une piteuse biographe: je n'ai pas de souvenirs de toi célibataire, je n'ai aucun souvenirs de ton mariage. Pour moi tu venais toujours accolée de la même personne et pour moi, lui et toi étiez la même personne qui s'appelait MalietAlbert. Dans ma mémoire ils avaient surgi au même moment sans que l'un n'ait plus ou moins d'importance fonctionnelle ou affective que l'autre.
J'ai un secret: en Israel, je t'ai acheté un tissu un peu africain, vert bouteille et rouge que je t'ai donné lors des derniers mois de ta vie. Quand j'étais présente j'insistais pour qu'il soit au pied de ton lit. J'ai acheté le même tissu mais d'une couleur violette et rouge et je l'ai gardé pour moi, chez moi à Rehovot. Des fois je le serre en m'endormant, je sais c'est ridicule à mon âge d'avoir un objet transitionnel. Mais ça m'aide à faire des projets de vie ...
Nathalie
J'ai un nouveau blog ici: http://fin-poesie.blogspot.com